Ngoma-Binda et la démocratie libérale communautaire

NGOMA-BINDA ET LA DEMOCRATIE LIBERALE COMMUNAUTAIRE[1]

Christian Mukadi, SJ
Introduction
Dans les lignent qui suivent, nous comptons saisir la portée de la notion de démocratie libérale communautaire que propose Ngoma-Binda comme voie de sortie de la crise de gouvernance que connaissent les pays africains en général et la R. D. Congo en particulier. Nous articuleront notre dissertation en trois axes. Dans un premier temps, nous essayerons –  dans la mesure du possible – de présenter la préoccupation ou la question fondamentale de Ngoma-Binda. Ensuite, nous présenterons la réponse qu’il propose à sa préoccupation. Enfin, nous chercherons à prendre une distance critique à l’égard de sa conception de la démocratie à la lumière de celle que propose Karl Popper. 

I. La préoccupation de Ngoma-Binda : le rapport entre réflexion philosophique et pouvoir politique en Afrique
            
Pour une meilleure compréhension de la préoccupation de Ngoma-Binda, il serait opportun de faire un excursus sur le concept philosophie inflexionnelle qui nous paraît comme le cœur même de sa penséeEn effetpar ce terme – philosophie inflexionnelle –Ngoma-Binda entend proposer, aux philosophes et intellectuels africains, une voie de maximalisation de leur capacité d’infléchir le pouvoir politique et d’avoir un impact réel et palpable sur les sociétés africaines.[2]Il s’agit de l’expression du désir d’une pratique intellectuelle décidément orientée vers le service du peuple africain en détresse. A en croire KASEREKA, « l’actuel représentant de ‘’l’école philosophique de Kinshasa’’ réfléchitsur le rapport entre la pratiquephilosophique et le pouvoir politique en Afrique actuelle ou, plus précisément, sur les voies et moyens de rendre la pratique philosophique ou intellectuelle plus efficace et utile aux sociétés africaines. »[3]C’est dans la perspective de faire une philosophée qui cherche à transformer le vécu de l’Africain que Ngoma-Binda propose sa notion de démocratie libérale communautaire comme unealternative sensée « éclairer la gouvernance politique de l’Afrique entière. »[4]
Le point de départ de Ngoma-Binda – dans Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique – est le constat de la crise de gouvernance démocratique dont souffre la plupart des pays africains et la RD. Congo de manière particulière. D’après notre auteur, cette situation est due, en majeur partie, au fait que plusieurs pays d’Afrique ont copié aveuglement le modèle démocratique occidental lors de l’avènement de la perestroïka. Il s’agit donc d’une crise de gouvernance parce que le modèle occidental de gouvernance se montre inopérant sur la terre africaine. D’où il propose sa notion de démocratie. Cette propositionest motivée par le fait que, pour l’auteur, les conditions socioculturelles spécifiques réclament une forme particulière de gouvernance. 
Apres avoir situé la préoccupation de notre auteur, le point qui suit se propose de cerner la réponse qu’il entrevoit en vue de mettre fin à la crise de gouvernance démocratique que connait nombre des pays africains, en l’occurrence la RD. Congo.
II. La démocratie libérale communautaire comme alternative à la crise de gouvernance démocratique en Afrique
La conception de démocratie libérale communautairede Ngoma-Binda peut être mieux cernée à partir de sa notion de bonne gouvernance démocratique. En effet, par bonne gouvernance notre auteur entend la manière avec laquelle une société donnée organise et régule le pouvoir dans ses structures fondamentales avec l’intention d’assurer de façon harmonieuse et efficace le bien public, la collaboration, la paix et le bonheur de chacun de ses citoyens.[5]En outre, la bonne gouvernance ou la gouvernance démocratique peut être comprise, chez Ngoma-Binda, comme un mode de gestion politique et administrative fondé sur la rationalité, la moralité et la participation politique.[6]Soulignons que pour notre auteur, « plus grande est la participation politique du citoyen, plus grandes sont les chances de transparence, de bonne gestion et de progrès de la nation et du monde. »[7]En plus, dans sa perspective, la bonne gouvernance concerne principalement trois sphères décisives de l’Etat : la sphère économique ; la sphère administrative; et la sphère politique.[8]Par ailleurs, Pour Ngoma-Binda, le modèle de démocratie et de bonne gouvernance propre à l’Afrique doit être forgé en fonction de trois axes spécifiques : (1) l’idéal d’une vie décente et heureuse face à un sous-développement économique d’une rare acuité exacerbée par la présence de l’aisance matérielle occidentale ; (2) l‘idéal d’un certain espace d’identité ou d’autonomie politico-culturelle eu égard aux expériences démocratiques diverses, divergentes et parfois en difficulté sérieuse ; et (3) l’idéal de justice dans le contexte international et national d’un exercice politique du pouvoir obnubilé par les ordres de rapacité égocentriques.[9]
Ngoma-Binda pense que la gouvernance démocratique constitue, certes le meilleur type de gouvernement des sociétés humaines[10]parce qu’il ne peut y avoir ni développement économique,  ni paix, ni stabilité politique dans un Etat qui ignore ou méprise les règles de la bonne gouvernance. Cependant, l’instauration de la démocratie n’est jamais mécanique et susceptible d’efficacité au-delà des circonstances matérielles, socioculturelleset historiques données.  C’est en ce sens que l’on peut comprendre la position de R. Dahl, qui pense que « la démocratie peut être inventée et réinventée dès lors que se trouvent réunies les conditions appropriées. »[11]D’où, il est nécessaire de concevoir d’autres modèles de démocratie mieux, de contextualiser la démocratie par rapport aux réalités socioculturelles africaines. C’est ainsi que Ngoma-Binda propose la démocratie libérale communautaire. Celle-ci est la conciliation de la démocratie occidentale, dans son contenu universalisable, et la démocratie africaine (traditionnelle) dans une figure qui soit appropriée à la société particulière, en l’occurrence le Congo Kinshasa.[12]Autrement-dit, « ldémocratie libérale communautairese reconnait par l’inclusion de la philosophie politique de l’Afrique traditionnelle dans la démocratie libérale occidentale pour atténuer les déficiences de cette dernière. »[13]Pourquoi uniquement la démocratie, et non un autre système politique, serait la meilleure forme de gouvernement pour l’Afrique ?  
Ngoma Binda pense que la légitimité de la démocratie réside dans le fait qu’elle est admise, même provisoirement, par la conscience universelle comme la force civilisatrice la plus conforme aux attentes morales et sociales de l’homme vivant en société.[14]En outre, l’histoire nous montre que la démocratie est la forme d’organisation et de gestion des sociétés la moins idiote et la plus susceptible d’assurer l’harmonie, l’unité la coopération sociale, la paix et la vie heureuse pour tous dans l’organisation sociale. 
Toutefois, pour l’instaurer une démocratie adéquate en Afrique, Ngoma-Binda pense trois structures fondamentales : une constitution politique ; une démocratie appropriée et des gestionnaires compétents et sages. 
II. 1. Une constitution politique de haute qualité  
Ngoma-Binda conçoit la constitution comme un contrat social qui matérialise les aspirations majeures d’un peuple donné. Ainsi, la bonne gouvernance part d’une gestion rationnelle de la société dont les principes de base, fixés par le contrat social, sont ceux qui suivent : (1) l’organisation de la société ne doit laisser aucun secteur évoluer au hasard, ni au dépend des humeurs, de la spontanéité ou des essaies et erreurs interminables ; (2) un consensus doit être créé autour des valeurs et idéaux de base concernant la gestion de la vie commune ; (3) la bonne gouvernance doit débuter par la détermination préalable des principes et des règles, ainsi que par la fixation dans un cadre juridique obligatoire pour tous ; (4) les processus de détermination des principes, règles et procédures de base doit, dès le départ, associer un nombre raisonnable des personnes rationnelles et raisonnables ; (5) devront être acceptés à la constitution initiale de l’espace politique, les seuls individus dotés, à un haut degré, de qualité d’honnêteté, d’indépendance d’esprit, de grande capacité d’analyse et de compréhension intellectuelle des problèmes examinés ; (6) les valeurs, principes, règles et procédures de base doivent rencontrer le consentement et la participation, au niveau de leur sélection, du plus grand nombre possible des personnes concernées.[15]Pour notre auteur, c’est en partant de ces principes que l’on peut avoir une constitution promotrice de la bonne gouvernance.  Par ailleurs, « une constitution politique élaborée sous l’empire de la fraude et de calcul égoïste, en faveur des intérêts propres, conduit nécessairement à une mauvaise gouvernance et, à plus ou moins court terme, à la contestation et à l’instabilité des institutions. »[16]Les contestations contre les différentes tentatives des modifications des constitutions, sur la taille des gouvernants, au Burkina-Faso, en RD. Congo, au Sénégal, etc. sont éloquentes, mieux prouvent la pertinence de cette pensée de Ngoma-Binda.
Notre auteur pense que l’instauration d’une véritable démocratie en Afrique passe par la mise en œuvre d’un contrat social de très haute qualité. C’est-à-dire une constitution comprise commematérialisation des aspirations majeures d’un peuple concerné.[17]Il s’agit d’un cadre normatif qui présente, en substance, les règles de jeu de la vie en société. Une telle approche est très éclairante pour l’Afrique qui a besoin non seulement d’un cadre normatif contraignant pour tous, mais aussi de sa mise en application. Ainsi, pour que l’Afrique sorte de la désespérance sociopolitique, économique, culturelle actuelle, elle doit d’une part se donner des bonnes lois, d’autre part respecter les normes qu’elle se sera elle-même données, et cela à tous les niveaux de la vie collective.[18]Compris sous cet angle, l’apport de Ngama-Binda vaut son pesant d’or.
II. 2. Une démocratie libérale communautaire et triarchique 
Une démocratie libérale communautaire
 Pour notre auteur, en articulant les valeurs de la démocratie libérale occidentale, qui insistent sur la liberté de l’individu, et celles de la démocratie communautaire africaine, qui met l’accent sur la solidarité de tous pour former une réelle communauté, l’on peut arriver à une forme de démocratie supérieure qu’il nomme : démocratie libérale communautaire. Il serait opportun de reprendre la distinction entre la démocratie occidentale et la démocratie africaine traditionnelle que fait Ngoma-Binda. Alors que la Démocratie occidentale est libérale, c’est-à-dire qu’elle met l’accent sur la liberté, l’individu, la concurrence, la discussion parlementaire, la responsabilité individuelle, et la règle de la majorité ; la démocratie africaine est communautaire. Elle mise sur l’égalité, la communauté, le partage et l’équité, les discussions palabriques, la responsabilité collective, et la règle du consensus. En plus, la démocratie africaine traditionnelle pose l’exigence de la communauté solidairecomme principe fondamentale de sa constitution.[19]
Un des arguments majeurs qu’avance Ngoma-Binda en faveur de la démocratie libérale communautaireest l’explosivité sociale permanentequi caractérise les sociétés africaines. Par explosivité sociale permanentel’auteur entend :
« Une situation dans laquelle il est constaté que des ethnies et pôles géographiques sont largement constitués en force sociopolitique à la fois frénétiquement antagonistes et numériquement en déséquilibre […] Il s’agit, plus exactement, d’une situation de pluralisme sociologique en constante instance explosive. »[20]
Devant un tel fait, Ngoma-Binda est persuadé que la démocratie libérale, fondée sur le principe « la majorité importe tout », se montre inopérante parce qu’elle ne peut pas juguler cette disposition perpétuelle à l’explosion sociale. C’est-à-dire qu’elle « ne peut que donner naissance à des frustrations et à des désirs de correction, et de rectifications violentes de telles situations d’injustices structurelles. »[21]Notre auteur est donc convaincu que seule la démocratie libérale-communautaireest celle qui est la plus appropriée pour l’Afrique. Il l’exprime n ces termes : 
« Nous sommes persuadés, d’une forte manière, que seule la démocratie libérale-communautaire, mettant l’accent sur l’inclusion, à toute échéance politique, des meilleurs de toutes les composantes sociales principales dans les instances du pouvoir, est la plus convenable et la plus susceptible de faire régner l’harmonie, de cimenter la cohésion nationale, de solidifier les liens individuels ainsi que les relations interethniques et politiques entre différents protagonistes. Par « composantes » nous entendons désigner (au sens non congolais) les différents groupes politiques, sociaux, professionnels et aussi les entités géopolitiques ou ethnico-politiques qui composent la société. Elles sont identifiées de manière rigoureuse suivant des critères établis et démocratiquement acceptées. »[22]
Une telle conception  implique que la règle de non exclusion des membres et fractions de la société soit de mise aussi longtemps qu’ils sont reconnus compétents pour la bonne marche de la société, quelle que soient leurs opinions personnelles et leur appartenance provinciale, clanique, lignagère ou idéologique.[23]
Un mode de gestion triarchique
Ngoma-Binda est en accord avec la logique de la séparation de trois pouvoirs : le législatif, l’exécutif et le judiciaire comme une des caractéristiques de la gouvernance démocratique. Cependant, pour lui, le pouvoir exécutif est celui qui influe le plus sur la bonne gouvernance. Il doit par conséquent posséder deux qualités fondamentales : d’une part, être fort et d’autre part, être communautaire et collégiale. Par exécutif fortnotre auteur entend un gouvernement qui dispose des moyens nécessaires de toute nature afin de diriger efficacement, pourvu qu’il soit constitué des personnes sages[24]. Parexécutif communautaire et collégialeNgoma-Binda entend trois choses. (1) L’effectivité de la pluralité c’est-à-dire l’admission de formations politiques concurrentes à l’exercice du pouvoir exécutif ; le pouvoir doit être exercé de manière collégiale tout au moins par les deux formations politiques et/ou sociales qui se sont classées en tête de la liste à l’issue des élections libres et justes.[25](2)  Une instance de pouvoir triarchique, c’est-à-dire un régime monosépale présidentiel et sans premier ministre, mais constitué d’un président de la République et de trois vice-présidents respectivement, chargés du secteur politique, économique et socio-culturel. Cette vision triarchique a pour objectif de prévenir la confiscation du pouvoir par les dirigeants.[26](3) la rotativitédu pouvoir politique, c’est-à-dire confier la gestion des secteurs de l’exécutif aux différentes composantes de telle sorte que chaque citoyen, groupe, ou province se sente sécurisé, responsabilisé, et assuré d’être pris en compte comme faisant partie intégrante de la nation.[27]
II. 3. L’impératif d’un corps de dirigeants d’élites et sages 
Pour notre auteur, la logique de la bonne gouvernance veut qu’aucune personne ne soit appelée à diriger un pays, un ministère ou un service public si une seule des vertus intellectuelles, professionnelles et morales lui fait défaut[28]. Ainsi, « le principe de la méritocratie qui impose la sélection des meilleurs et le placement de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut constitue un pilier essentiel de la bonne gouvernance. »[29]Donc, dans la visée de Ngoma-Binda, seuls les citoyens compétents, patriotes et sages sont capables de bonne gouvernance. Notons que la question de la qualité de l’homme politique est au cœur de la pensée politique de notre auteur. Pour ce dernier :
« Il y a une nécessité urgente d’engendrer et de faire accéder au pouvoir politique des personnes de très haute valeur, dotées de vertus les plus élevées : les vertus intellectuelles de hautes qualifications et de compétence professionnelle ; les vertus morales d’honnêteté, d’intégrité et de pureté ; les vertus sociales de sociabilité et de compassion pour le peuple ; les vertus politiques de déterminations, de patriotisme et de courage politique sensé. Toutes ces vertus font d’un homme politique une personne sage ».[30]
La préoccupation  de Ngoma-Binda de voir des hommes élites et sages indique que la bonne gouvernance démocratique dépend, en partie, de la qualité des dirigeants.
En définitive notre auteur donne vingt principes de bonne gouvernance dans le contexte d’une démocratie libérale communautaire : un régime démocratique ; un fédéralisme décentralisé ; une gestion rigoureuse de la totalité des secteurs de la vie nationale ; la règle de reconnaissance mutuelle ou le principe de l’hospitalité citoyenne transéthique ; la recherche de l’efficacité, de l’utile et de l’épargne favorable au bien de la communauté ; la justice sociale comme fondement de toute action et décision politique ; la liberté responsable la plus large possible ; le principe de la séparation des pouvoirs, un Etat de droit démocratique ; la collégialité de gouvernance, ce principe implique l’ordonnance de la non-exclusion d’office ; le principe de solidarité sociale, celle-ci suppose une économie sociale du marché ; le principe de la discussion sans entrave et d’émulation mutuelle ; la valorisation de tant d’initiative privée possible et de tant de présence de l’Etat que nécessaire ; le principe de patriotisme ; le principe de la plus fort majorité absolue ; le principe de la méritocratie incitative ; le principe d’éducation civique et politique pérennante ; le principe de transparence universelle ; le principe de la sanction non complaisante proportionnelle ; le principe de l’impératif éthique.[31]
Après  cet exposé la notion de démocratie libérale communautaire chez Ngoma-Binda, il serait opportun de prendre une distance critique en vue de continuer le débat sur la recherche d’un mode de gouvernement démocratique qui donne des raisons d’espérer aux peuples africains en détresse. C’est la tâche que s’assigne le dernier point de notre réflexion.  
III. Une approche critique de la démocratie libérale communautaire
            Dans le contexte où l’Afrique cherche à sortir de la grande nuit(Achille MBEMBE), la proposition de Ngoma-Binda vaut son pesant d’or. En effet, la conviction selon laquelle chaque continent, chaque culture a le droit d’inculturer la démocratie et la manière de vivre ensemble[32]est légitime.  En ce sens, penser à nouveau ou réinventer la démocratie en s’inspirant des réalités socioculturelles de l’Afrique est une entreprise audacieuse et louable. Cependant, dans la perspective d’une rationalité ouverte, nous voudrons faire deux observations à la proposition de Ngoma-Binda. 
1. La notion de démocratie que propose Ngoma-Binda est essentiellement un métissage de deux types de démocratie telle que vécue dans deux contextes culturels différents : en Occident et en Afrique traditionnelle ; même si les caractéristiques qu’il donne pour la démocratie traditionnelle africaine sont discutables. Nous voudrions noter d’une part, que l’auteur ne nous montre pas comment il aborde la dialectique individu-communauté que consacre la démocratie libérale communautaire. Il s’agit de montrer comment est-ce que la symbiose de la démocratie occidentale qui met l’accent sur l’individu et celle africaine qui insiste sur la communauté se conjugue. Des auteurs tels que Robert Nozick  (libértarien) et Michael Sandel (communautarien) pouvaient donner quelques lumières sur une telle dialectique. D’autre part, il appert que Ngama-Binda est resté dans une approche étymologique de la démocratie telle que la tradition l’a retenue. Or, nous nous inscrivons en faux, avec Karl Popper, contre une conception de la démocratie comme « pouvoir du peuple » ou « souveraineté du peuple.» En effet,dans une perspective de dépassement de la définition traditionnelle, Popper pense que la démocratie « rejette la notion de pouvoir du peuple, et même celle de l’initiative du peuple. Toutes ces notions sont remplacées par l’idée totalement différente de jugement par le peuple »[33]ou d’évaluation par le peuple contra toute dictature. Ce passage l’exprime clairement :
« Les démocraties ne sont donc pas les gouvernements du peuple ; elles sont en premier lieux des institutions armées contre la dictature. Elles interdisent tout pouvoir à caractère dictatorial, toute accumulation des pouvoirs, elles essaient plutôt de limiter la puissance de l’Etat. Ce qui est capital, c’est qu’une démocratie ainsi entendue nous assure la possibilité de nous défaire d’un gouvernement sans effusion de sang, au cas ou bien si nous jugeons que sa politique est mauvaise ou inadéquate. »[34]
C’est-à-dire la démocratie est comprise comme le seul régime qui permet au peuple de remettre en question un ordre politique en vue de l’améliorer. En effet, dans une perspective réaliste, Popper est convaincu que le peuple ne peut jamais gouverner, même en l’absence de toutes difficultés particulières.[35]Il pense que « la démocratie suppose surtout la foi en  la raison et en une véritable conviction humaniste.»[36]Dans un contexte où il se vit en Afriquela minorisation de la majorité par la minorité, (De la Boétie), comprendre la démocratie comme contrôle du peuple ou remise en question d’un ordre sociopolitique inopérant par le peuple, nous paraît comme une approche plus réaliste. Ceci s’avère vrai dans la mesure où l’une des crises que connait la démocratie en RD. Congo est le fait que le peuple ne parvient pas à contrôler ses gouvernants.
2. Pour Ngoma-Binda, seuls les citoyens compétents, patriotes et sages sont capables de bonne gouvernance. Une telle vision est plausible. Toutefois,  elle nous parait aristocratique, à la platonicienne dans la mesure où elle sous-tend que la préoccupation de notre auteur est celle de savoir qui doit gouverne ? Les meilleurs, les sages, etc. Or, – avec Popper – l’on peut remplacer la question qui doit gouverner ? Par celle de savoir « comment peut-on concevoir des institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages ? »[37]Une telle approche nous aiderait d’une part, à sortir d’une vision politique aristocrate qui soutient que seuls les « meilleurs » peuvent gouverner ; une illusion que le platonisme a su entretenir jusqu’à nos jours. D’autre part, elle me semble plus réaliste pour notre continent africain en général et la RD. Congo en particulier où, bien souvent, nous avons à faire à des gouvernants qui ne sont pas à la hauteur de leur tâche. En effet, l’approche de Popper, permet de faire en sorte que même lorsque l’on a à faire à des dirigeants qui ne sont pas « élites » et « sages », les institutions les contraindrons soit à s’améliorer, soit à laisser, la place, « … selon un ordre qui exclut la violence et l’arbitraire. »[38], à ceux qui répondent les plus aux attendes du peuple. 

Conclusion 
            Il a été question, dans notre dissertation, de présenter la notion de démocratie chez Ngoma-Binda. Nous avons articulé notre exposé en trois points. Dans un premier temps, nous avons essayé de saisir la préoccupation de Ngoma-Binda : réfléchir sur les voies et moyens de rendre la pratique philosophique ou intellectuelle plus efficace et utile aux sociétés africaines en détresse. C’est dans cette perspective que notre auteur propose la philosophie inflexionnelle. Celle-ci est comprise comme le désir, qui doit habiter tout intellectuel africain, d’« infléchir le pouvoir politique et d’avoir un impact réel et palpable sur les sociétés africaines. »[39]Ainsi nous avons souligné que le point de départ de la réflexion de notre auteur est la crise d’une gouvernance démocratique et ses conséquences sur la vie de l’Africain. Ensuite, nous avons mentionné que c’est dans cette perspective d’infléchir le pouvoir politique  que notre auteur entend proposer comme mode de gouvernance démocratique – la démocratie libérale communautaire – comme réponse à la crise de gouvernance des pays africains et la RD. Congo en particulier. La démocratie que Ngoma-Binda propose est une conciliation de la démocratie libérale occidentale et de la démocratie communautaire africaine. Pour notre auteur, c’est ce mode de gouvernance – caractérisé par une constitution politique de haute qualité; une démocratie appropriée et des gestionnaires compétents et sages – qui est le plus adéquat pour l’Afrique et à la RD. Congo. Enfin, nous avons présenté deux observations à la pensée de l’auteur de la philosophie infléxionnelle. Nous avons d’une part, noté que la proposition de la démocratie que fait notre auteur reste marquée par une approche étymologique : pouvoir du peuple. Or, avec Popper, nous avons mentionné que la démocratie n’a jamais était le pouvoir du peuple ou la souveraineté du peuple. Mais elle peut être saisie, dans une perspective réaliste, comme contrôle ou jugement du peuple. D’autre part, En outre nous avons trouvé l’approche de Ngoma-Binda aristocratique à la platonicienne dans la mesure où il prône la gestion de la cité par les meilleurs. En ce sens, nous avons suggeré, avec Popper, de remplace la question qui doit gouverner ?  (L’élite sage, les meilleurs, etc.) Par celle de savoir comment peut-on organiser les institutions de telle sorte que même si nous avons à faire à des dirigeants moins sages, comme l’histoire nous le montre, ils ne fassent pas trop des torts au peuple ?                                
                                                                                                 

Christian MUKADI


[1]La notion de démocratie libérale communautaireest abordée par NGOM-BINDA dans son ouvrage intitulé Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, Ed. L’Harmattan, Paris, 2001.L’auteur articule sa pensée en cinq parties : (1) la première partie expose la question des dictatures qui se sont installées en Afrique à la veille des indépendances et le désir de démocratie du peuple africain ; (2) la deuxième partie expose les théories et les règles de la pratique démocratiques, d’abord des sociétés occidentales, puis des sociétés africaines précoloniales, et  tente d’articuler les valeurs de ces deux types de société en une forme neuve. C’est en réalité l’articulation de la démocratie occidentale et de celle des sociétés africaines précoloniales que notre auteur appelle démocratie libérale communautaire. (3) la troisième partie argumente en faveur de la démocratie et indique les conditions de réussite dans les efforts de développement économique. Elle fait également l’option fédéraliste comme forme d’organisation appropriée pour le renforcement de la démocratie politique ; (4) la quatrième partie est centrée sur les stratégies, exigences et vertus que la pensée démocratique estime indispensable de mettre en œuvre pour maximiser les possibilités d’une communauté politique excellente ; (5) la cinquième partie propose les conditions et étapes de l’unité continentales comme atout pour un regain de vie démocratique en Afrique ; et elle réfléchit sur les exigences, principes et comportements requis relativement à la survie de la démocratie dans le cadre des affaires internationales.
[2]KASEREKA KAVWAHIREHI, « Pour une nouvelle orientation de la philosophie africaine ; A propos de philosophie et pouvoir politique en Afrique de P. NGOMA-BINDA » in QUESTAn African Journal of Philosophy / Revue Africaine de Philosophie XVIII, p. 37.
[3]Ibid. p. 39.
[4]NGAMA-BINDA,Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, Ed. L’Harmattan, Paris, 2001. p. 5.  
[5]Ibid.
[6]Ibid., p. 121. 
[7]NGOMA-BINDA, La participation politique,éthique civique et politique pour une culture de la paix, démocratie et bonne gouvernance, Ed. Ifep, Kinshasa, 2005, p. 18.
[8]Id., Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, p. 119. 
[9]Ibid., pp. 7-8. 
[10]Ibid., p. 120.
[11]Robert Dahl, De la démocratie, Ed. Nouvelles Horizons, Paris, 2001, p. 9. 
[12]Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, p. 122.  
[13]Id., La pensée politique africaine contemporaine, p. 327.
[14]Id., Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, p. 119.
[15]Ibid., pp. 123.
[16]Ibid., p. 125.   
[17]Ibid., p 12 3.
[18]Tryphon BONGA, Habermas et Honneth, deux philosophes de notre temps, Ed. Karthala, Paris, 2016, p. 288.
[19]Ibid.
[20]Id., La pensée politique africaine contemporaine, p. 326.
[21]Ibid.
[22]Ibid. 
[23]Ibid.
[24]Id., Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, p. 126. 
[25]Id., La pensée politique africaine contemporaine, p. 328.
[26]Id., Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'AfriqueOp. Cit.
[27]Id., La pensée politique africaine contemporaine, p. 331.
[28]Id., Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, p. 127. 
[29]Ibid., p. 128.
[30]Id., “Leadership et pouvoir politique en Afrique », in Actes des IXeJournées Philosophiques de la Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius/ Kimwenza, p. 128.
[31]Id., Une démocratie libérale communautaire pour la R.D. Congo et l'Afrique, pp. 128-130.
[32]Peter Hans KOLVENBACH, Faubourg du Saint-Esprit, Ed. Bayard, Paris 2004, p. 77. 
[33]Karl POPPER., La leçon de ce siècle, Ed. Anatolia, France, 1993.p. 108. 
[34]Id., Toute vie est résolution de problèmes, réflexions sur l’histoire et la politique, Ed. Actes sud, Paris, 1998.p. 93.
[35]Ibid., p. 109. 
[36]Cyprien BWANGILA, « Rationalité scientifique et contrôle politique en Afrique », in Revue philosophique de Kimwenzan°9 Février 2013, p. 33. 
[37]Karl POPPER, Toute vie est résolution de problèmes, réflexions sur l’histoire et la politique, p. 104. Voir aussi La société ouverte et ses ennemis, l’ascendance de Platon, Ed. Du Seuil, Paris, 1979. pp. 104-115. 
[38]Fabien EBOUSSI-BOULAGA, La crise du Muntu, Paris, Ed. Présence Africaine, 1977, p. 15.
[39]KASEREKA KAVWAHIREHI, Op. Cit., p. 37.

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