''Habermas et Honneth, deux philosophes de notre temps' Ed. Karthala, Paris, 2016, 295 pages. Tryphon BONGA
Habermas et Honneth, deux philosophes de notre temps, Ed. Karthala, Paris, 2016, 295 pages.
Tryphon BONGA
Par Christian MUKADI, sj
L’auteur est convaincu que Jürgen Habermas et Axel Honneth développent une théorie sociale d’une grande pertinence en contexte sociopolitique africain. Un contexte caractérisé par plusieurs maux dont la guerre, la violence politique ; le viole comme arme de guerre, le sentiment d’injustice, les souffrances injustifiées et anormales dans une continent qui possède » (p.15.) les atouts pour construire une société qui donne des raisons d’espérer. D’après Bonga, « pour que le continent africain sorte des maux actuels dont il souffre, il doit entre autresréactiver la vertu du dialogueauquel recouraient les sociétés traditionnelles sous forme de palabre et de la reconnaissance de tout individu ou de tout couche sociale une condition nécessaire du vivre ensemble. » (P. 15) IL élabore san pensée en deux parties, qu’il essaie d’organiser en dix chapitres. Les six premiers chapitres exposent la pensée de Jürgen Habermas. Du septième au dixième chapitre, l’auteur présente les différents débats après la théorie sociale de Habermas.
Le premier chapitrecherche à déterminer la place de Habermas au sein de l’école de Francfort. Bonga commence par présenter le projet initial de la première génération de cette École. En effet, pour notre auteur, le point de départ de la théorie critiqueapparait dans l’ouvrage collectif de Horkheimer et Adorno (La dialectique de la Raison), figures de proues des premières heures de l’école de Francfort : il consiste en « une critique radicale du concept de l’Aufklärungou de la Raison » (p. 18). Cette attitude critique qui se traduit par le désir d’« identifier les pathologies qui grèvent la société et proposer la voie menant à l’émancipation de l’homme. » (pp. 17-18). Par rapport à ce projet, Habermas garde l’esprit de ces prédécesseurs : l’attitude critique. Cependant, pour lui, l’émancipation de l’homme se réalise « dans la reconstruction du dialogue sans cesse réprimé ou encore de la communication qui est déformée. » (p. 31). Avec Habermas, il s’agit donc d’une « mise en valeur du langage comme voie d’émancipation » (P. 41) de l’homme.
Le deuxième chapitremontre comment Habermas se réclame de l’héritage marxien. Bonga articule ce chapitre en trois points, dance un premier temps il tente d’expliquer le sens que recouvre l’expression matérialisme historique, ensuite il souligne ce que poursuivait Marx dans sa théorie de matérialisme historique. En effet, Habermas a « découvert en Marx un philosophe préoccupé à résoudre une question fondamentale : comment faire évoluer la société en la mettant à l’abri de toute domination irrationnelle ? » (p. 63) C’est ainsi qu’il reconstruit la pensée de Marx et l’enrichit en remplaçant la primauté de la lutte des classes et de la production par celle de la communication. D’après notre auteur, pour Habermas « la reformulation de la théorie critique, nouveau style, doit passer par la mise en évidence de la communication dans laquelle les structures normatives occupent une place fondamentale.» (p. 63)
Le troisième chapitremontre comment le représentant de la deuxième génération de l’école de Francfort infléchit la pensée de Marx en mettant davantage l’accent sur la question du langage. Dans chapitre l’auteur indique comment chez Habermas la communication langagière fonde la société et fait une analyse sur le rapport structurel entre le langage et l’interaction sociale. Ainsi, lorsque la communication est brouillée, il est nécessaire de passer de la communication implicite à la communication explicite appelée discussion. En ce sens, l’espace public est occupé par les arguments des uns et des autres en vue d’un consensus. (P. 95)
Le quatrième chapitremontre comme Habermas, dans sa recherche d’une société intégrée a abouti à la vision dualiste de la société : société comme monde-vécuet comme système. « Comme monde vécu, elle intègre la perspective des participants en tant qu’ils sont des sujets qui agissent, tandis que comme systèmeon se trouve dans la situation où e sujets sont des observateurs non participants. » (p. 103) Prolongeant cette réflexion, Bonga établit un lien entre la morale kantienne et l’éthique de la discussion. Il souligne le fait que « l’éthique de la discussion comme théorie discursive de la morale est de filiation kantienne dans la mesure où toutes deux se préoccupent de la question du juste plutôt que de la vie bonne. Toutes deux se caractérisent par leur universalisme, leur cognitivisme et leur dimension déontologique et formelle. » (p. 117) Cependant, l’auteur souligne que Habermas se démarque de l’approche monologique de l’impératif catégorique de Kant en insistant sur l’intersubjectivité comme mode de validation des normes. (P. 117).
Le cinquième chapitremontre comment Habermas s’est servi de sa théorie de la communication pour fonder sa théorie politique où la démocratie délibérative constitue le paradigme principale. Cette vision de la démocratie est une alternative à la démocratie républicaine et libérale dans la mesure où « la citoyenneté active investissant l’espace public est mise à l’avant-plan. » (p. 119) Ce chapitre s’articule en trois points. Dans un premier point l’auteur approche la notion de l’espace public chez Habermas – « caisse de résonnance des intérêts particuliers à prétention universelle. ». Celui-ci est compris comme un préalable à la démocratie. (p. 120) Ensuite il indique la nécessité chez Habermas, d’inscrire la religion à l’ordre du jour lors des discussions dans l’espace publics. En fin, il débouche sur l’affirmation selon laquelle, un Etat de droit démocratique est celui qui est régulé tant par le droit que par la moralité. (p. 147)
Le sixième chapitreprésent comment, radicalisant l’idéal démocratique, Habermas arrive à créer un lien intrinsèque inévitable entre la démocratie et l’état de droit avec ses principes de fonctionnement. Dans ce chapitre, après avoir souligné que le fait que pour Habermas « ‘il est impossible d’obtenir ou de maintenir l’Etat de droit sans démocratie radicale, » (p. 149), l’auteur essaie de d’examiner tour à tour les principes suivant : la souveraineté populaire, la protection juridique complète des citoyens, la légalité de l’administration et le contrôle parlementaire ; la séparation de l’Etat et de la société. Bonga finit en précisant le sens de la démocratie délibérative : « un Etat dans lequel le peuple s’autogère et s’autolégifère. » (p. 185)
Le septième chapitreabordequelques principales critiques adressées à la théorie sociale de Habermas. Il présente tour à tour (1) la critique de Jacques Bidet, qui voyait dans l’œuvre de Habermas le prolongement de la théorie critiqueet de la visée marxienne par sa manière de relier philosophie et sciences sociales. (p. 187) Puis, (2) la critique de Jean-Luc Marion qui considère la théorie de Habermas comme « une nouvelle dérive idéologique de la raison communicationnelle » (p. 190) Ensuite, (3) la critique de Marc De Launay contre « des religions amputées de leurs attributs » (p. 197). Launay objecte contre la position de Habermas qui propose que les religions doivent trouver leur place dans l’espace public « puis qu’elles ont des contenus de vérité ou un potentiel épistémique particulier concernant le vivre-ensemble humain. » (p. 198). Pour lui, cela suppose que les différentes confessions doivent chercher à traduire leurs contenus fondamentaux dans un discours susceptible d’être reçu par ceux qui n’en font pas partie. Or, chaque « religion a un fil conducteur ou une substance dont elle ne peut pas se passer de peur de la dénature complètement » (p. 198). Puis, (4) l’auteur présente d’abord la critique de Michael Walzer qui estime que la démocratie délibérative pose de problème d’ordre pratique : « il se demande comme le modèle délibératif peut s’adapter à la complexité de nos sociétés. » (p. 200) Ensuite, celle des théoriciens critiques qui pensent que le modèle délibératif est une forme d’idéalisme, de rationalisme excessif et dans le consensualisme. En fin celle de Nancy Fraser qui « soutient que la conception délibérative habermassienne est formaliste est que sa présentation de l’espace publicest trop unitaire et idéalisée. » (p. 201). Bonga pense que « toutes ces critiques ont comme présupposé le fait que Habermas reste kantien […], ce dernier focalise son modèle délibératif sur les procédures, les conditions formelles à remplir au grand détriment des situations réelles d’inégalité politique, sociale, culturelle et économique. » (p. 202). En fin, notre auteur présente (5) la critique de Honneth. D’une part ce disciple de Habermas a reconnu que son maître a relancé la tradition critique de l’Ecole critique. D’autre part,« il s’est focalisé de manière excessive sur les règles formelles de la communication réussie, restant par le fait même aveugle face aux expériences morales de l’injustice. » (p. 204)
Le chapitre huit montre comment Honneth prolonge le projet de Habermas tout en se démarquant. En effet, l’auteur montre comment les deux auteurs grade l’idéal de l’Ecole de Francfort : la critique, mais dans deux perspective différentes. D’une part, Honneth est d’accord avec Habermas qui opère un remplacement du paradigme de production par celui de la communication (p. 210). D’autre part, Honneth présente quatre limites de la pensée de Habermas : l’abandon du caractère conflictuel du social ; une conception réductionniste de l’intersubjectivité ; une vision dualiste de la société et une reformulation de l’espace public. Ainsi ce qui devient central chez Honneth, « c’est l’ensemble des questions qui touchent au besoin l’identité du sujet, souvent marqué par toute sorte de blessures et au besoin de droit. »(p. 210). En effet, pour Bonga, Honneth pense que Habermas parle de d’une communication langagier de sujets sans corps ou désincarné. Pour corriger cette limite, il importe de porter une attention très particulière au corps humain. D’après Honneth, tout le problème consiste à savoir comment articuler l’aspect langagier (Habermas) et non langagier, (p. 216) c’est-à-dire corporel. C’est toute la question de la reconnaissance médiatisée par la corporéité qui est mise en évidence.
Le chapitre neufsouligne l’apport majeur de Honneth : faire de la lutte pour la reconnaissance le centre de gravité de sa théorie sociale. Pour Bonga, toute la théorie sociale de Honneth consiste à identifier les pathologies qui touchent l’identité personnelle en l’empêchant de se réaliser de manière réussie. Les pathologies sont ici identifiées aux formes de mépris dont un individu fait l’objet et l’émancipation chez Honneth est le faite qu’un individu jouisse de la reconnaissance » (p. 229) Soulignons que cet auteur identifie trois types de reconnaissances : l’amour, la reconnaissance juridique, et l’estime sociale. A côté de ces trois formes de reconnaissances, l’auteur de Lutte pour la reconnaissance répertorie trois sortes de mépris : l’atteinte physique, l’atteinte juridique et l’atteinte à la dignité de l’individu. (pp. 232-246) Bonga souligne que chez Honneth « il n’y pas d’émancipation possible tant que les trois formes de reconnaissance ne sont pas satisfaites. » (p. 262). Dans le reste du travail l’auteur se demande quelle est la pertinence de la pense de Hurgen Habermas et Axel Honneth dans le contexte africain ?
Au demeurant, le chapitre dixétablit des ouvertures et des discontinuités entre la rationalité de la communication de Habermas, celle de la lutte pour la reconnaissance de Honneth et celle de la palabre africaine. Bonga articule son enquête en trois points. Dans un premier temps il établit le rapport entre l’agir communicationnelle et la palabre dans la tradition africaine. Pour notre auteur, même s’il y a des liens entre l’agir communicationnel et la palabre africaine, ces deux juridictions de la parole répondent à des logiques différentes de par leur contexte culturel : la première s’inscrit dans une perspective de justice sociale, et la deuxième a pour finalité première la paix (p. 265). Ensuite, il étudie la relation entre le pouvoir politique et la société civile comme médiation nécessaire à une éthique de la reconnaissance. Sur ce point l’auteur conclu que « les médiations telles que le pouvoir politique et la société civile font défaut à l’éthique honnéthienne de la reconnaissance. Ce qui rend problématique son caractère opératoire au sein des sociétés contemporaine » (p. 278). En fin, le statut ou la portée formelle chez Habermas et Honneth. D’une part, l’auteur examine la conception du formalisme tel que chacun de ces deux philosophies le conçoivent et, d’autre part, il interroge chacun à partir de sa prétention à l’universalité. Bonga conclu en affirmant que Habermas et Honneth nous montre qu’ « une société ne peut espérer aller de l’avant si elle manque de repère, un cadre normatif auquel elle se réfère sans cesse. Pour notre auteur, une telle approche « est très éclairante pour l’Afrique qui a besoin non seulement d’un cadre normatif, mais aussi de la mise en application » (p. 288)
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